Victor Ploumelec contemplait avec envie la
Victor Ploumelec
contemplait avec envie la galette saucisse et se dit qu'en vérité,
c'était une bien belle galette saucisse. Il en captait presque l'exquis
fumet à travers la vitrine. La saucisse luisait langoureusement, la
galette exhalait le blé noir détrempé de la rosée sucrée d'un doux
matin de printemps de la vallée de la Ruhr. Tremblant de tout son
alcoolisme, il compta et recompta le maigre contenu de sa bourse. Son
visage buriné de souqueur d'artemuse se crispa lorsqu'il prit
conscience de la douloureuse réalité. Il ne pourrait satisfaire à sa
ration quotidienne de chouchen et céder à l'appel de la galette
saucisse. La sirène et les cris des mouettes accompagnant le retour au
port d'un petit chalutier hors d'âge, attira son attention. Le
capitaine adossé au bastingage rouillé de l'embarcation était vieux. Le
jeune marin qui tenait la barre semblait frêle et souffreteux. A n'en
point douter, ils allaient avoir besoin de mains pour le déchargement
de la pêche et allaient se monter généreux envers le salvateur manutentionnaire. Victor entrevit à cet instant toute la grâce et la
miséricorde divine. Ses yeux torves s'illuminèrent, il adressa un
baiser à la galette saucisse et mu par sa destinée culinaire il
entreprit, claudiquant, de traverser la petite route pavée pour aller à
la rencontre du navire. Le bus fit une embardée pour l'éviter
l'ivrogne. Le véhicule se coucha sur le flanc dans un vacarme
assourdissant et les hurlements des passagers. Une gerbe d'étincelle
déchira la brume pendant ce qui sembla durer une éternité, figeant la
scène dans toute sa splendeur macabre. Le car fou heurta la
capitainerie et rebondit inéluctablement vers l'océan, comme hypnotisé
par les chants d'antiques sirènes. L'océan avala lentement l'autocar
dans des borborygmes obscènes. Chose étrange, le remou provoqué par la
chute du bus fut renforcé par celui du chalutier -manoeuvrant
inutilement pour ne pas l'éperonner- dans un concert de longueur d'onde
parfaitement synchronisée. Alors que le navire, éventré, sombrait corps
et âmes, l'onde marine provoquée par les remous se propageait
rapidement vers le large, et favorisée par la marée n'allait pas tarder
à entrer en résonnance avec la houle. Ainsi dans quelques jours, elle
atteindrait la côte est des états unis, après avoir forci dans les
tempêtes de l'atlantique. Espiéglerie des dieux ou caprice de la
nature, le chaos réunirait toutes les conditions pour qu'à l'approche
des hauts fond côtiers, l'onde marine se mue en un gigantesque raz de
marée, un tsunami de fin du monde qui allait rayer de la carte les
Etats Unis. S'ensuivrait ensuite un chaos mondial projetant l'humanité
dans les ténèbres, les guerres et les épidémies. En moins d'une décade,
l'espèce humaine aura complètement disparu de la surface de la terre.
Victor jetta un regard dubitatif à la galette
saucisse. Elle était la, toujours aussi attirante, pleine de promesses
inavouables. Il haussa les épaules et se dirigea vers le bar du
village, sans un regard pour l'apocalypse qu'il avait provoqué. Il ne
vit pas le papillon qui se posa sur son épaule. Il ne vit pas non plus
la voiture qui arrivait en sens inverse.